“J’ai cru que c’était une connerie” : Mikel Guerendia(i)n ou l’histoire improbable de ce Basque devenu international arménien

Basque de Saint-Pée-sur-Nivelle, deuxième ligne à Nafarroa, Mikel Guerendiain n’a pas le moindre lien avec l’Arménie. En 2006, ce cousin de Maxime Lucu se retrouve pourtant sélectionné avec le petit pays du Caucase. La raison ? Une faute de frappe dans son nom et des dirigeants en quête de joueurs. Un récit où l’on parle génocide, pistolet sous le manteau et boîte de nuit suédoise
La faute de frappe peut être très gênante. Je me souviens encore de ce mail, adressé à une correspondante de « Sud Ouest », pour lui dire de ne pas oublier d’associer mon collègue à ses envois : « N’oublie pas de nous mettre tous les deux dans la bouche. » [Long silence] Des années après, la honte me traverse encore l’échine. Il fallait évidemment lire « boucle ».
Certaines coquilles peuvent changer un destin. Mikel Guerendiain peut en témoigner. Sans l’erreur d’un correspondant de presse, ce Basque pur souche de 43 ans ne compterait pas cinq sélections avec l’Arménie, pays avec lequel il n’a pas le moindre lien d’origine. Aujourd’hui président du club de son village de Saint-Pée-sur-Nivelle en Régionale 1, cet ex-deuxième ligne besogneux évoluait en 2006 à Nafarroa.
-
Les nombreuses feuilles de match de Nafarroa, avec toujours une faute d’orthographe au patronyme Guerendiain. -
Les nombreuses feuilles de match de Nafarroa, avec toujours une faute d’orthographe au patronyme Guerendiain. -
Les nombreuses feuilles de match de Nafarroa, avec toujours une faute d’orthographe au patronyme Guerendiain. -
Les nombreuses feuilles de match de Nafarroa, avec toujours une faute d’orthographe au patronyme Guerendiain. -
Les nombreuses feuilles de match de Nafarroa, avec toujours une faute d’orthographe au patronyme Guerendiain. -
Les nombreuses feuilles de match de Nafarroa, avec toujours une faute d’orthographe au patronyme Guerendiain. -
Les nombreuses feuilles de match de Nafarroa, avec toujours une faute d’orthographe au patronyme Guerendiain.
Jean-Léon Hirigaray suivait alors pour « Midi Olympique » les tribulations du club de Fédérale 1, né de la fusion entre l’US Garazi et l’US Baigorri. « Appelez-moi Lalou, glisse le retraité de 78 ans. Je n’aime pas trop Léon, ça fait roi des couillons. » Va pour Lalou. Chaque semaine ou presque, Guerendian est cité parmi les meilleurs. Et non pas Guerendiain. Certains mettent les points sur les « i », Lalou les oublie carrément. « C’est vrai que, spontanément, je l’aurais écrit sans le dernier « i » », reconnaît-il, surpris de la raison de notre appel. La nouvelle consonance arménienne du patronyme a entraîné un coup de fil tout aussi improbable, dix-huit ans plus tôt.
« C’est qui ce type ? »« J’ai cru que c’était une connerie », sourit Mikel Guerendiain. Installé à la terrasse du Rocio, à Anglet, café à la main, il décroche son téléphone. À l’autre bout de la ligne, Marc Abanozian, sélectionneur de l’Arménie. Le petit pays du Caucase, ancienne République soviétique, est en train de monter une équipe de rugby pour la Coupe d’Europe des nations via sa diaspora installée en France et le soutien de Michel Tachdjian.

Photo Pablo Ordas
Le but ? Participer à la Coupe du monde 2007 dans l’Hexagone. Champion de France avec le Racing en 1990, l’ex-international français (3 sélections) active ses réseaux pour trouver des financements à son pays d’origine. Patrick Devedjian, ancien président du Conseil général des Hauts-de-Seine, est sollicité. Les imprimantes Brother, partenaire du Stade Français, s’invitent sur le maillot national. La sélection a même droit à un stage à Marcoussis.

« On ne s’est pas qualifiés, mais on est remontés de la division 3D à la division 3A », se souvient Raffi Yeramian (65 ans). Au-dessus, deux niveaux seulement : la division 1 avec notamment la Géorgie, la Roumanie et le Portugal, puis les membres du Six Nations. Pour grimper les échelons, le vice-président de la fédération arménienne de l’époque a besoin de joueurs.
« J’ai passé des journées entières, pendant au moins trois semaines, à éplucher les fichiers de la fédération française à la recherche de noms qui finissait par « ian » », raconte celui qui avait mis son travail de côté pour se consacrer à cette mission. « On a stabiloté tous les joueurs possibles, se marre Marc Abanozian, 60 ans, installé à Mandelieu (Alpes-Maritimes). On n’avait pas le choix, on n’avait que ça. »
« On ne l’avait pas sur les listings de la fédé ». Et pour cause, Mikel est autant arménien que Richie McCaw officiellement hors-jeu
Le troisième ligne Laurent Hairabetian (Bègles) et l’ouvreur Frédéric Boyadjian (Grenoble) sont de l’aventure. « On avait des gars de Top 16 ou de Pro D2, mais aussi de 1re série, pose le manager. Mais j’étais dans la merde au niveau du poste de deuxième ligne. Je regardais toutes les semaines le « Midol » pour savoir s’il n’y avait pas des mecs. Deux, trois fois, le nom de Guerendian est sorti. C’est qui ce type ? On ne l’avait pas sur les listings de la fédé. »

Photo Pablo Ordas
Et pour cause, Mikel est autant arménien que Richie McCaw officiellement hors-jeu. « J’ai quand même demandé à mon père si on n’avait pas des origines, sourit Guerendiain, 24 ans au moment des faits. Aucune. J’ai décliné. » Abanozian insiste : « T’inquiète, on va inverser deux lettres ! » L’histoire est lancée. Le jeune commercial reçoit toute la panoplie Serge Blanco : costume, cravate, sac et maillots.
Le meilleur au doigt mouillé« Ça ne m’étonne pas que je sois à l’origine de la carrière internationale d’un joueur », livre malicieusement Lalou Hirigaray. L’œuvre est en réalité plus collective, à en croire les archives de « Midi Olympique ». Guerendiain y est écrit d’à peu près toutes les manières par les pigistes, et rarement la bonne. Ce qui est vrai, c’est sa place régulière parmi « les meilleurs » de Nafarroa. « Je ne sais pas pourquoi, le vieux monsieur qui faisait les articles devait bien m’aimer », s’étonne le Senpertar, cousin de Maxime et Ximun Lucu. La réalité est un peu plus prosaïque.

« Je ne vais pas dire que c’était un joueur lambda, ce serait déshonorant », explique Lalou entre deux remarques sur l’éphéméride et le manque de diversité des parties de pelote dans « Sud Ouest ». « Les deuxièmes lignes sont un peu anonymes. Je n’ai pas de souvenirs très marquants de lui. Je savais qu’il était là quand je le voyais arriver avec sa voiture de fonction siglée Delzongle (son ancien employeur). Pour le reste, les avants étaient souvent les meilleurs à Baigorri. Je ne devrais pas le dire, mais je ne mettais pas toujours les mêmes parmi les meilleurs pour que tout le monde soit à la fête. Ils étaient huit, ils méritaient tous. » Et Guerendiain un peu plus, avec sa sélection.
« À part perdre son temps et prendre sur sa vie perso, il n’y avait rien à gagner. Il a croqué dans le truc à 300 % »
La responsabilité n’est pas que journalistique. Yoan Anthian a joué un rôle important. Demi d’ouverture de Saint-Jean-de-Luz en Fédérale 1, il connaît Mikel des terrains de rugby et des fêtes de village. International arménien, il souffle également son nom à Abanozian. « Je croyais aussi que son nom était Guerendian, raconte celui qui n’a pas plus d’ancêtres arméniens que son ami basque. Ça ne coûtait rien d’essayer. » Les deux se prennent au jeu. Vraiment. « On ne connaissait personne, mais on avait l’impression que c’était une famille. Et, avec Mikel, on ne venait pas pour s’emmerder. On était hyper-enthousiastes. On voulait tirer vers le haut ceux qui n’avaient pas le meilleur niveau. »
Abanozian confirme, avec une faute dans le prénom cette fois-ci. « Miguel [sic] a été séduit par l’aventure humaine. À part perdre son temps et prendre sur sa vie perso, il n’y avait rien à gagner. Pas de prime de match. Seuls les déplacements étaient pris en charge. Il a croqué dans le truc à 300 %. » « C’est quand même sympa de voyager avec une équipe nationale et d’aller en Suède ! » complète Yeramian. Il ne croit pas si bien dire.
Frayeur à OrlyLa première sélection de Guerendia(i)n a lieu à Helsingborg. « Je me dis : qu’est-ce qui m’arrive ? C’est génial, mais je vais quand même sur Internet pour voir où c’est. Je viens de Saint-Pée, c’est pas le trou du cul du monde, mais bon, j’ai pas trop voyagé. » Arrivé à Orly, son double mètre rétrécit. La fédération lui avait pris le billet au nom de Guerendian. Son passeport compte une lettre de plus. « C’est passé, mais je n’en menais pas large. »

Photos M. G. /DR
Il est à peine plus à l’aise au moment de rencontrer ses « compatriotes ». Les premières questions fusent : « Le génocide de 1915-1916, tes grands-parents, ton histoire… » Guerendiain reste flou. « Ce qui est fou, c’est qu’il y a une chanson basque que j’adore, « Baldorba » de Benito Lertxundi. Un couplet parle du peuple arménien. Cette chanson a accompagné mon père à son enterrement quelques mois après ma première sélection. » L’homme y voit un signe.

Photo Pablo Ordas

Nicolas Le Lièvre
Premier entraînement : les commandements en touche sont en arménien. « Jek louch », « Jek melek »… Le seconde barre passé par Saint-Pée-sur-Nivelle, Saint-Jean-de-Luz et Anglet écarquille les yeux. Un peu plus à l’heure de rentrer sur le terrain. « Ils ont sorti de la terre d’Arménie pour prier. J’étais très respectueux de tout ça, mais un peu gêné. J’en ai profité pour me faire mes straps. » Durant l’hymne, il ne chante pas, il est droit comme un « i ». Celui qui manque ?
« Ils ont sorti de la terre d’Arménie pour prier. J’étais un peu gêné. J’en ai profité pour me faire mes straps »
Sur le terrain, la Suède étrille l’Arménie (24-0). Il cumulera trois défaites (Suède, Andorre, Danemark) pour deux victoires (Suède, Suisse) en l’espace de trois ans. Mais l’essentiel est ailleurs. L’expérience est plus humaine que sportive. Et un brin festive, aussi. « À l’après-match, le staff avait réservé un carré VIP dans une des plus grosses boîtes de Helsingborg. Comme les grandes équipes. Et pour la première fois de ma vie, on sentait que la gent féminine était intéressée, peut-être plus par le costume cravate que par nos capacités rugbystiques. Il ne s’est rien passé, mais j’avais le sentiment d’être plus intéressant que d’ordinaire. Quatre jours après, au retour au village à Saint-Pée-sur-Nivelle, personne me regardait, personne ne s’arrêtait, personne ne m’observait. »
-
Mikel Guerendiain au plaquage lors d’une rencontre avec l’Arménie face à la Suède, à Bourgoin-Jallieu. -
Mikel Guerendiain (2e en partant de la gauche) avec l’Arménie lors d’une rencontre face à la Suède, à Bourgoin-Jallieu. -
Mikel Guerendiain lors d’une rencontre avec l’Arménie face à la Suède, à Bourgoin-Jallieu. -
Mikel Guerendiain (n°4) lors d’une rencontre avec l’Arménie face à la Suède, à Bourgoin-Jallieu.
Il pourra se consoler dans les yeux d’Abanozian : « Miguel [sic], j’ai beaucoup apprécié la personne et le joueur. Il était très rugby, très précieux pour moi, car certains avaient trois mains gauches. Lui, c’était un mec bonnard, qui n’avait peur de rien, bref, un deuxième ligne comme on les aime. Il mettait la tête sur le terrain et il était respectueux et plein d’humilité en dehors. » Yeramian abonde : « On était bien contents de l’avoir, car, parfois, il dépannait même en numéro 8. » C’était contre le Danemark. « On m’avait essayé en troisième ligne lors de ma première année à Saint-Jean-de-Luz. Une catastrophe. »
Aznavour, pistolet et Pierre CamouLe match retour contre la Suède a lieu en 2007 à Bourgoin-Jallieu. Pierre Martinet, traiteur intraitable et président du CSBJ, régale ses convives. Le stade Pierre-Rajon est offert pour l’occasion. L’Arménie s’impose (16-12). La soirée finit dans un établissement nocturne de la Berjallie, au milieu des Milloud, Boyet, Frier et Raschi, le sosie de Guerendiain selon ses potes. « Ils m’ont bien chambré. » Presque autant qu’à la mort de Charles Aznavour en 2017 : « Pas trop triste pour tonton ? »
Aujourd’hui, la sélection arménienne n’existe plus. Guerendiain, lui, a connu sa dernière cape en 2009. « Tu sentais que c’était instable, pas très clair. Il y avait un gros monsieur, Yuri Beglaryan, toujours au fond du bus, un pistolet dans la veste. » Frère de l’ancien ministre des transports du pays, l’homme a fini recherché par la police. « On avait compris que c’est lui qui alignait mais on ne savait pas trop ce qu’il faisait, juste qu’il faisait peur. »
« Il y avait un gros monsieur, Yuri Beglaryan, toujours au fond du bus, un pistolet dans la veste. On ne savait pas trop ce qu’il faisait. Juste qu’il faisait peur »
Beaucoup plus que Pierre Camou, qui l’a pourtant sanctionné. Après une hécatombe de blessés en deuxième ligne, le nom de Guerendiain arrive sur la table pour disputer la finale des comités avec la Côte basque, en 2010, en lever de rideau de la finale du Top 14 au Stade de France. Verre de whisky à la main, le regretté président de la fédération, originaire de Saint-Jean-Pied-de-Port, met son veto : « On ne prendra pas Guerendiain, il préfère jouer les matchs gigot-haricots ». Ou l’histoire d’un Basque qui ne pouvait pas être international dans son pays.

Photo Pablo Ordas
Le quadragénaire n’en garde aucun regret. Tout juste se mord-il les doigts d’avoir loupé le match à Erevan, la capitale arménienne. « Les joueurs partaient à chaque fois sur ces lieux symboliques du génocide. » Une histoire qui fait désormais partie de sa vie. « Je ne sais pas trop comme le dire, mais je me sens arménien. Je suis basque, évidemment. Mais, durant ces trois ans de ma vie, je n’ai pas fait semblant. Est-ce qu’au bout de la chaîne, je ne suis pas arménien ? J’y crois réellement. »
Ce n’est pas le seul. L’autre matin, en allant faire un long footing matinal en vue du marathon de Berlin, une voiture s’est portée à sa hauteur. La vitre s’est baissée. C’était un pote du Pays basque : « Ça va, Aznavourian ? »
Cet article a été initialement publié en novembre 2024 dans « Raffut » n° 10, disponible en kiosque, via abonnement ou sur la boutique en ligne « Sud Ouest ».

La Cellule Créa/SO
SudOuest